- HISTOIRE SOCIALE
- HISTOIRE SOCIALEDEPUIS qu’on a couché Clio sur le divan du psychanalyste, et fait appel à l’économétrie la plus sophistiquée pour conjuguer au passé l’histoire des crises et des croissances, ainsi qu’aux méthodes de la science démographique pour étudier les anciennes populations, depuis que toutes les sciences sociales, et parfois les sciences de la nature et la biologie, sont venues au secours de l’histoire pour en faire une discipline complexe, l’histoire s’est diversifiée en options autonomes. On a pu ainsi instituer une histoire économique, une histoire démographique, une histoire des idées et des idéologies, une histoire sociale. Distinctions arbitraires, que la vocation de l’histoire à la totalisation réduit aujourd’hui à un exercice de rhétorique. Chaque type d’histoire empiète largement sur ses voisins. Plus que toute autre, l’histoire sociale fait appel à toutes les méthodes des sciences sociales et s’annexe l’éventail de toutes les sciences historiques. Peut-il encore exister une histoire qui ne soit pas d’abord, au sens le plus large, une histoire sociale?Certes, jusqu’à Lucien Febvre, et en dehors de quelques initiatives isolées, l’histoire événementielle ou « historisante», qui privilégie le récit, politique ou biographique, et le «tableau» institutionnel et diplomatique, avait maintenu l’histoire sociale à l’arrière-plan: l’«avant-Febvre» représente pour cette discipline la longue nuit de sa préhistoire. En intégrant la leçon de la géographie vidalienne (le Tableau de la géographie de la France , de Paul Vidal de La Blache, date de 1903) et celle de la sociologie durkheimienne, l’histoire a connu son plus important recyclage depuis Thucydide. Devenue «sociale», donc porteuse d’une ambition globalisante, elle s’efforce désormais d’analyser les sociétés autrement que par l’évolution de leurs institutions et la personnalité irréductible de leurs «grands hommes»; elle fait de tous les groupes sociaux et des masses anonymes l’objet de sa recherche et de sa réflexion, de préférence dans le cadre régional pour mieux saisir singularités et différences, et les «réalités de l’existence provinciale, la transformation de la vie sociale» (L. Febvre, 1911). Apparue au tout début du XXe siècle, cette histoire nouvelle s’épanouit dans les années trente. L’histoire sociale tend à devenir toute l’histoire en s’enrichissant de tout ce que lui apportent – méthodes et hypothèses de travail – la sociologie, l’ethnographie, la psychanalyse, qui lui permettent d’élargir et d’approfondir le champ de son enquête. L’histoire sociale, boulimique, tend à investir l’ensemble de la discipline, au point que même un genre «historisant» comme la biographie est par elle récupéré, et connaît une nouvelle destinée, non plus comme parcours héroïque d’un individu, mais comme «produit» révélateur d’une société.Grande mangeuse d’archives – celles que l’histoire traditionnelle avait délaissées –, l’histoire sociale est aussi dévoreuse de méthodes: empruntant, adaptant, elle affine constamment ses analyses au contact des diverses sciences humaines qui assurent son rajeunissement et son essor. Elle tend aussi à absorber toutes les branches de Clio et à s’instituer comme histoire «totale»; son projet est de saisir les sociétés dans la diversité de leur vie, dans leur totalité, en restituant aussi bien l’environnement naturel (climatique, biologique, épidémiologique) que le milieu idéologique.Après plus d’un demi-siècle d’existence, où elle s’est lentement constituée, l’histoire sociale est devenue une valeur sûre; il n’est pas étonnant qu’une très grande partie des travaux historiques de ces dernières années se réclame de son patronage et mette en chantier des recherches pionnières qui révèlent des pans entiers de société jusqu’alors pudiquement tenus à l’écart des préoccupations historiques (marginaux, pauvres, prostituées...), relégués au second plan comme peu significatifs pour l’histoire «positiviste» et ne servant guère que de toile de fond (masses paysannes et urbaines), drastiquement réprouvés comme l’histoire du sexe, ou simple prétexte à épopées individuelles (élites).Ces secteurs délaissés constituent aujourd’hui la nouvelle frontière de l’histoire sociale et l’objet privilégié de sa conquête. Il n’est pas question d’inventorier ici tous les travaux suscités par l’ambition monopolistique d’une discipline qui repousse constamment les bornes de son champ d’investigation et ne recule devant aucun interdit. Mais, de l’observation des fêtes populaires, témoignage décisif sur les comportements et les psychologies des populations rurales et urbaines, à l’étude des révoltes et des guerres paysannes, de l’analyse des structures des populations urbaines à la réflexion récente sur les élites, secteurs de pointe de la recherche de ces quinze ou vingt dernières années, l’histoire sociale à permis de jeter sur le passé un nouvel éclairage, de rajeunir bien des interprétations considérées comme définitivement acquises, à l’occasion parfois de débats idéologiques où se sont affrontés surtout marxistes et non-marxistes.Les masses paysannes ont été l’objet des grandes thèses rurales, qui ont en partie fondé la réputation de l’école historique française, et où se sont illustrés, entre autres, Pierre Goubert, Emmanuel Le Roy Ladurie, Abel Poitrineau. Elles ont fourni récemment une matière privilégiée de recherche où les débats d’idées se sont mêlés à l’érudition pour rajeunir notre vision des comportements, des psychologies et des cultures paysannes saisis à travers les manifestations des foules et leurs réactions face aux problèmes fondamentaux qui les sollicitent sans cesse, la cherté, le fisc, la domination seigneuriale, et leurs corrélats plus ou moins spontanés, révoltes et guerres rurales. À la faveur du conflit d’interprétation qui opposa Roland Mousnier et l’historien soviétique Boris Porchnev dans les années soixante, de nombreux travaux (Yves-Marie Bercé, Madeleine Foisil, René Pillorget...) ont permis d’en préciser les caractères originaux, tant économiques et politiques que culturels, tandis que des recherches, comme celles de Michel Vovelle sur la fête provençale, dévoilaient les racines profondes du comportement populaire à travers le scénario festif de la révolte inversée.Les marginaux, pauvres et délaissés, saltimbanques et bohémiens, truands et vagabonds, au Moyen Âge, dans l’Europe classique, au temps de la révolution industrielle, font à leur tour une entrée fracassante sur la scène historique dans des études, dont beaucoup sont encore en chantier, qui instituent en héros de l’histoire tous les exclus, les oubliés, tout un Tiers Monde de la recherche, des pauvres mendiants de l’Europe médiévale aux classes dangereuses et laborieuses du XIXe siècle, que Michel Mollat, Jean-Pierre Gutton, Louis Chevallier, entre autres, ont élevé à la dignité de matière d’histoire.Les masses urbaines, que les problématiques originales des thèses de Jean-Claude Perrot, Maurice Garden, Albert Soboul ont permis d’appréhender dans toute la complexité de leurs structures et de leurs cultures, aussi bien que les groupes minoritaires ou réprouvés, comme les prostituées étudiées par Alain Corbin, sont devenues des sujets privilégiés de l’histoire sociale et ont permis de réviser bien des conceptions jusqu’alors admises comme des évidences et sans discussion. À cet égard exemplaire, la réflexion sur les élites a remis en cause bien des certitudes, renouvelé toute l’interprétation traditionnelle sur les noblesses et les bourgeoisies et, en conséquence, proposé une explication novatrice de la Révolution française.L’histoire sociale, dont le dynamisme ne se dément pas, a constamment élargi son champ d’investigation, a justifié ses ambitions par les résultats acquis, en investissant sans cesse des secteurs nouveaux, en ressuscitant les aspects les plus refoulés des sociétés, comme en témoignent les articles qui suivent; ils font le point sur les conquêtes les plus récentes d’une histoire élargie pour laquelle n’existent ni tabous ni exclusives, et qui pourchasse toutes les manifestations de la vie sociale.
Encyclopédie Universelle. 2012.